Herzog & de Meuron

Hans Ulrich Obrist: En 2006, vous avez co-dirigé un ouvrage collectif publié aux éditions ETH-Studio à Bâle, intitulé La Suisse. Portrait urbain. (Städtebauliche Porträt der Schweiz). Vous êtes à présent en train de travailler à un nouveau livre: de quoi s’agit-il?

Jacques Herzog: Depuis environ dix ans, nous étudions dans le monde entier différentes villes présentant des conditions géographiques, politiques et économiques complètement différentes. Toutes sont soumises à la pression de la mondialisation et l’on pourrait croire que, de ce fait, elles se ressemblent. Or, nous observons exactement le contraire : avec le temps, les villes acquièrent des traits individuels de plus en plus accusés, elles prennent une allure spécifique et se différencient donc de plus en plus les unes des autres. Les villes sont inéluctablement soumises à ce processus de spécification de plus en plus poussée, c’est une condition fondamentale du phénomène urbain.

HUO: Quelles villes avez-vous étudiées?

JH: Récemment, des métropoles du Moyen Orient comme Le Caire, Damas, Beyrouth. Mais nous avons examiné beaucoup d’autres villes : Casablanca, Hong Kong, Naples, les îles Canaries, Belgrade et Nairobi. Ces villes ont été analysées dans le cadre d’un programme semestriel par un groupe d’environ vingt-quatre étudiants, qui leur ont consacré un ou deux semestres. Ils en ont réalisé des descriptions documentées en faisant appel à différents médias. Leurs travaux ont été synthétisés par les assistants d’enseignement affectés à notre chaire professorale et ont fait l’objet de nombreuses discussions, jusqu’à ce que nous arrivions à réunir des connaissances et une documentation suffisamment intéressantes pour la publication intitulée Specificity à laquelle nous songions.

HUO: Quelle en est la thèse principale?

JH: Les villes prennent, au fil de leur histoire, une physionomie plus spécifique. C’est comme une maladie dont les symptômes se dessinent de plus en plus clairement et qui finit par former un tableau clinique-type que nous essayons d’identifier et de décrire. Cette spécificité se développe selon trois champs vectoriels dont l’interaction détermine toutes les villes : celui du “territoire”, celui du “pouvoir”, et celui de la “différence”. Certaines villes sont plus fortement influencées par leur territoire, d’autres plutôt par un exercice particulier du pouvoir, d’autres encore par la formation de “différences”. Bien que ce dernier concept de “Différence” doive beaucoup aux travaux d’Henri Lefebvre, notre analyse ne repose pas sur des prémisses théoriques. Nous procédons plutôt de façon inverse : nos concepts résultent des connaissances acquises sur le terrain, à l’épreuve du concret, et nous analysons ensuite ces données en cherchant à en cerner la signification propre. Ce qui veut dire que nous ne voulons pas nous livrer à des spéculations abstraites, mais que nous désirons apprendre quelque chose des villes que nous étudions.

HUO: En somme, une étude résolument empirique.

JH: Oui. Nous voulons que toutes nos affirmations se réfèrent à un lieu concret, plutôt que de lancer des concepts et de chercher ensuite des exemples qui les illustrent. Pourtant, nous avons eu un long débat entre nous avant de nous décider en faveur du concept de “territoire” contre celui d’”environnement”, car ce dernier est évidemment pratique et a été employé partout pour caractériser la localisation des villes. Mais “territoire” exprime l’incontournable solidarité qui existe entre une ville et son sol, bien mieux que le concept d’”environnement”, qui était celui qu’avait choisi d’utiliser quelqu’un comme Lucius Burckhardt. Au début des années 1970, Lucius était notre professeur à l’ETH de Zurich, Ecole polytechnique fédérale. Il s’occupait d’environnement, c’était ce qui lui tenait le plus à cœur, toute sa perception de l’époque en portait la marque. Nous lui devons beaucoup. Ce que nous avons appris grâce à lui, nous ne l’avons pas seulement appris en suivant son enseignement, mais surtout en prenant souvent le train avec lui lors des allers-retours entre Bâle et Zurich.

HUO: Lucius Burckhardt m’a un jour parlé de l’idée du as found de Peter Smithson, les choses que l’on fait comme si elles étaient déjà là et qu’on les avait simplement trouvées. Les ready-made ou l’idée de “design invisible” étaient très importants pour lui.

JH: Oui, à la fois très important, et aussi vraiment nouveau. Lucius Burckhardt orientait nos regards vers les choses insignifiantes, considérées comme négligeables et, ainsi, faisait vaciller le système des valeurs qui semblait aller de soi. Il remettait en question la perception conventionnelle des choses. Par exemple, les “mauvaises” herbes étaient pour lui des plantes exactement comme les autres – c’était seulement la perception conventionnelle qu’on en avait qui les dévalorisait et en faisait quelque chose de gênant et d’inutile. En cela, il était proche de Rémy Zaugg, avec lequel nous avons travaillé plus tard pendant plusieurs années, et bien sûr aussi de Joseph Beuys. Beuys, comme Burckhardt, était en avance sur son temps : un agitateur pacifique, un précurseur du mouvement vert en Europe.

HUO: Vous avez aussi eu pour professeur Aldo Rossi, une personnalité très différente, presque le contraire de Lucius Burckhardt puisqu’il appartenait à la première génération des “architectes-stars”.

JH: Bien sûr, Rossi était complètement à l’opposé de Burkchardt. Mais il nous semblait idéal, à Pierre et à moi, d’avoir comme professeurs deux penseurs aussi différents. Nous les avons perçus et adoptés avant tout comme des penseurs, des intellectuels de gauche anticonformistes. Avoir des hommes pareils comme enseignants dans une école d’architecture serait aujourd’hui inimaginable. D’ailleurs, à l’époque, cette expérience n’a pas duré. En 1973, Lucius Burckhardt est parti enseigner à l’Ecole polytechnique de Cassel. Quant à Aldo Rossi, dont nous avions admiré les premières œuvres, sensuelles, proches de l’Arte povera, il est devenu effectivement l’un des premiers architectes-stars.

Au début des années 1970, nous percevions comme une sorte d’”effondrement” de la modernité. L’énergie des années 1960 avait disparu…

HUO: Comme par entropie?

JH: Oui, comme par entropie. Le concept de postmodernité n’existait pas encore. Nous sentions tous que quelque chose de nouveau venait de commencer et nous cherchions à le saisir avec des images et des concepts. Ce processus de recherche est inévitable pour chaque nouvelle génération d’architectes, il est aussi différent à chaque fois. Pour notre génération, il a eu pour point de départ une position critique envers la société. En même temps, malgré la crise du pétrole, ces années 1970 ont été les dernières où a pu être mise en œuvre une solidarité sociale, où l’écart entre les couches sociales a été réduit et où la classe moyenne est passée au premier plan. La plus grande partie des commandes architecturales de cette époque en Europe résultaient de ce contexte de démocratisation sociale. Dans les années 1980, sous Reagan et Thatcher, ce processus a commencé à s’inverser, au détriment justement de la classe moyenne. Une nouvelle classe de riches et de super-riches a profité de la dérégulation et de la mondialisation économiques. Sont alors apparus des commanditaires nouveaux, qui ont en retour suscité un type nouveau d’architectes : les architectes-stars. En font essentiellement partie des représentants de notre génération, des gens comme Zaha Hadid, ou Rem Koolhaas, qui est parti comme nous d’une position critique à l’égard de la société. Nous avons tous plus ou moins profité de la visibilité ainsi acquise auprès du grand public, mais sans pouvoir exercer la moindre influence sur les conséquences délétères de cette évolution sur la politique, la société et l’urbanisme. Je trouve cela non seulement paradoxal, mais décevant.

HUO: Au-delà d’Aldo Rossi et Lucius Burckhardt, y a-t-il eu pour vous d’autres figures importantes?

JH: D’autres architectes nous ont influencés : Ernst Gisel, Dolf Schnebli, Luigi Snozzi…

Ce dernier incarne aujourd’hui encore une des rares positions vraiment radicales en matière d’architecture, tant politiquement que dans son travail concret d’architecte, où il s’est souvent trouvé en opposition ouverte avec les conventions du marché. Mais Aldo Rossi et Lucius Burckhardt étaient plus importants pour nous, parce qu’ils ouvraient brutalement des portes sur quelque chose de nouveau. Seul Beuys a pu avoir une action semblable, presque de nature à vous mettre en état de choc.

HUO: Beuys apparaît comme une référence évidente dans le Pavillon que vous avez réalisé en 2012 pour la Serpentine Gallery, à Londres, avec Ai Weiwei. L’emploi de matériaux poreux, chauds et odorants, comme le liège, rappelle fortement le feutre, caractéristique du travail de Beuys.

JH: Nous n’y aurions jamais pensé

En 1977, Pierre et moi sommes allés le rencontrer dans son atelier de la Drakeplatz, à Düsseldorf, en vue de ce projet commun que nous avions pour le carnaval de Bâle. Son studio faisait vraiment une impression grandiose ! Pas seulement visuelle, à cause des gigantesques piles de carreaux de feutre, de plaques de cuivre et de fer, et des tas de graisse qui traînaient partout, mais aussi olfactive, à cause des odeurs que dégageaient ces matériaux plastiques « improbables ». Le monde de sensations que nous avons rencontré là est devenu dès lors indispensable à notre compréhension de l’architecture, mais nous y étions déjà sensibles bien avant.

HUO: Ce qui m’a surpris, c’est que personne n’ait fait référence à Beuys dans les commentaires formidables qu’a suscités votre pavillon. On y trouve aussi cette présence incroyable du matériau, ce côté tactile, non?

JH: Oui, oui, c’est très important. On ne perçois pas seulement le matériau et sa surface, on sens aussi qu’il est mou et poreux, qu’il est chaud au toucher et qu’il a une odeur.

HUO: Pouvez-vous me faire la cartographie de vos projets du moment?

JH: La plupart du temps, nous menons trente à quarante projets à la fois. Cela peut paraître énorme, mais ils ne nous occupent pas tous en même temps avec la même intensité. Nos Partners nous soulagent de beaucoup de choses. C’est un authentique défi de vivre la succession des générations, c’est-à-dire d’avoir à accompagner le travail de nos Partners et Senior Partners sans frustration ni cynisme. Ce n’est pas si simple à prévoir et à gérer. Je me souviens avec horreur de Philip Johnson, le jour où il nous a fait visiter son cabinet : en passant d’un bureau à l’autre il gratifiait tous les projets en cours de commentaires sarcastiques et méprisants, pour s’arrêter finalement, l’air rayonnant, devant l’une des dernières sculptures-pavillons qu’il venait de créer pour son jardin. Il trouvait tout le reste mauvais. Il est difficile de se représenter comment se passent les choses à un âge plus avancé. Quand ce que l’on avait l’habitude de contrôler vous échappe lentement et qu’il faut absolument en abandonner le contrôle. Les architectes n’en parlent jamais, chacun gère ça à sa manière, et peut-être que c’est aussi bien comme ça. Mais Pierre et moi avons fait de ce sujet un projet à part entière.

September 2013

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