Herzog & de Meuron

Ornement, structure, espace. Entretien avec Jacques Herzog

Jean-François Chevrier: Nous sommes à Bâle, dans « la villa », la maison la plus ancienne de votre agence. Nous sommes dans la salle de réunion attenante à ton bureau, une pièce domestique, plutôt nue. Je vois sur le mur un magnifique tableau de Rémy Zaugg, qui décrit le portrait d’un peintre par Picasso, d’après El Greco. C’est une œuvre dérivée de Picasso, elle-même dérivée d’El Greco. Cette profondeur, ce palimpseste caractérisent l’œuvre pictural de Rémy Zaugg. Rémy est mort récemment ; il a été un collaborateur déterminant dans l’évolution de votre travail, et un ami.

Jacques Herzog: En effet, Rémy a disparu. On a perdu un ami et un partenaire. Il a été, surtout au début, très important pour le développement de notre pensée sur la ville, sur l’architecture, sur la peinture, mais aussi sur la perception – nous avions cette obsession commune – et sur le monde en général. Rémy est resté jusqu’à la fin un ami très proche, mais on se voyait moins. Une des expériences douloureuses de la vie est qu’on a de moins en moins de temps à consacrer aux rencontres et aux discussions. Au début de notre carrière on avait le temps de faire des voyages un peu longs, de discuter jusque tard dans la nuit, d’échanger de façon approfondie, de prendre des risques dans toutes les directions, bref, de mener une vie très ouverte. Rémy a été central dans cette phase de notre vie, et nous, je pense, dans la sienne. Puis nous sommes devenus des professionnels, avec une réputation, des agendas. Dans la progression d’une carrière d’architecte, tu gagnes de la liberté, on te laisse faire des choses, mais tu en perds sur d’autres plans.

Ce qui était intéressant, c’était la naïveté de ne pas savoir ce qu’est l’art ou l’architecture, de ne pas savoir à l’avance comment faire les choses, et de repartir de zéro. Il est difficile de conserver cette innocence. La mort, c’est le fait que quelque chose disparaît de ta vie. Nous continuons de trouver intéressants certains de nos projets anciens. Mais on ne peut plus les faire; je ne le déplore pas, je le constate. J’ai souvent décrit cette expérience comme un voyage sur une planète que tu visiterais et qui disparaîtrait ensuite. Mais cette disparition est volontaire, aussi: on ne veut plus y retourner. Toutes les choses qu’on a faites avec Rémy sont des témoins de tels voyages.

J.-F. C.: L’œuvre que Rémy Zaugg a laissée ouverte et qu’il n’a pratiquement pas exposée est la grande série sur Cézanne, les Esquisses perceptives. C’est un travail de variations sur La Maison du pendu, notamment. Derrière ce travail, il y a le paradigme du tableau chez Cézanne. Chez Rémy, on retrouve ce paradigme du tableau comme équivalent du monde, non pas au sens d’un programme complet de représentation, mais au sens où le tableau absorbe toutes les sensations, devient le sujet sensible, percevant. Chez Cézanne, il n’y a pas de programme, il y a une expérience et un sujet, qui s’écrit dans la peinture. C’est pourquoi il y a chez Rémy Zaugg cette écriture de la peinture. J’ai constaté hier, en visitant le bâtiment Roche, que le premier « tableau » qu’on voit en entrant dit « je suis le sujet »: « Ich, das Bild, ich fühle… » (« Moi, le tableau, je sens »). C’est le tableau qui parle, ce n’est pas le peintre à travers le tableau. Non seulement le tableau prend la parole, mais il ressent.

J. H.: Il ressent, mais il sent aussi. L’odeur du tableau, ou plutôt la sensibilité olfactive du tableau, était pour lui très importante; la sensation olfactive participait des capacités paradoxales qu’il attribuait à ce sujet mort qu’est le tableau. Son travail a évolué de plus en plus autour de la mort.

J.-F. C.: Le tableau est, en Occident, le modèle de l’œuvre autonome, qui constitue à la fois un équivalent du monde et un équivalent du sujet. Ce fut une grande invention. Le fait que vous ayez été en relation avec quelqu’un qui pensait cela, et sur un mode analytique, intégrant le langage et la fragilité historique, est très important.

J. H.: Ce qui compte pour nous, c’est moins le statut du tableau que la qualité de perception qu’il implique: les sens de l’être humain se rassemblent dans le monde concentré du tableau, qui trouve sa source dans la volonté de faire revivre la perception. Fondamentalement, c’est dans la perception que s’exprime la vie. Rémy distinguait la perception artistique des autres modes de perception, et notamment de la perception quotidienne. La vitalité créative s’exprime dans cette énergie perceptive qui est plus riche, plus intense en face d’une œuvre qu’en face d’une publicité, par exemple. L’idée d’équivalence est contraire à l’idéologie selon laquelle le tableau ne fait que représenter. On était fondamentalement d’accord avec Rémy sur ce point. Je pense que cela se vérifie dans notre architecture. Toutefois, bien que nous ayons mené au début de notre carrière des projets qui visaient l’autonomie de l’œuvre, l’architecture s’y prête mal. L’équation tableau = sujet n’y est pas transposable. Il y a là une différence importante entre l’art et l’architecture.

J.-F. C.: Rémy Zaugg a conçu la charte de couleurs du bâtiment Roche. Vous vous adressez souvent à des artistes pour concevoir la couleur de vos bâtiments.

J. H.: Nous croyons au professionnalisme. Idéalement, le « professionnel » des mots est un poète. Les autres ont une utilisation purement technique ou technocratique du langage, même si certains sont plus doués. C’est la même chose avec la couleur. Quand un architecte choisit la couleur, c’est selon son goût. Il n’y a rien de pire que ce recours au goût. Sans base conceptuelle pour le choix de telle ou telle couleur (car toutes sont magnifiques), manquent l’agressivité, la précision, tout ce qui rend l’architecture intéressante. On a travaillé avec Rémy surtout sur la couleur. Même la couleur des sièges du stade de Saint-Jacques, à Bâle, le rouge et le bleu, a fait l’objet d’une recherche. On n’a pas repris telles quelles les couleurs du FC Bâle, parce que même un club de football change le ton de ses couleurs en fonction des modes. L’intérieur du stade est rouge, parce que le rouge prépare l’œil humain à percevoir plus intensément le vert de la pelouse. Nous avons ensuite demandé à Rémy de nous conseiller sur le choix du rouge. Il a répondu « ça dépend du vert », bien sûr. Mais en plein air, dans le monde tridimensionnel réel, il n’y a pas un vert, il y en a mille. C’était une expérience très intéressante, et finalement nous nous sommes quand même décidé pour un rouge. Même si l’effet n’est pas aussi hallucinant que je l’imaginais, c’est très fort. Le bâtiment Roche est un autre exemple.

J.-F. C.: Ce bâtiment est exemplaire de la façon dont vous avez travaillé la relation art/architecture. La bibliothèque donne sur la rue; le bâtiment se développe ensuite en profondeur, vers l’arrière, avec les laboratoires. Le mur de séparation, peint en bleu, donne à la zone en relation avec la rue une continuité verticale, il renvoie à un ciel idéal, que l’on voit de la rue. Le mur bleu est une sorte de façade intérieure. Je trouve très beau que cette diffusion sur le mur du bleu du tableau s’appuie sur toute la profondeur du bâtiment, et que cette profondeur soit occupée par des laboratoires. Les laboratoires, c’est l’endroit de la recherche. Le rapport au tableau qu’il y a dans ce bâtiment est emblématique de votre propre esprit de recherche.

J. H.: Dans ce bâtiment la surface et l’espace deviennent une seule chose. Ce n’est plus l’espace classique défini par des murs de tous les côtés, mais une couche dans laquelle tu pénètres. C’est un peu comme si tu pénétrais dans le tableau, physiquement.

Mais l’échelle suivante, c’est la ville. Depuis 1988, nous avons travaillé sur la métropolisation de Bâle, sur la transformation de la ville en une métropole tri-nationale. Ce qui était nouveau, hormis l’intérêt du projet urbanistique lui-même, c’est la méthode phénoménologique que nous avons adoptée: notre regard est critique, mais il est aussi « naïf ». C’est une façon de découvrir des choses qu’on côtoie tous les jours dans une ville, sans les voir. On décrit tout bêtement ce qui est là. C’est aussi la façon dont Rémy a fait ses tableaux sur Cézanne. Bien sûr, avec une telle description, on passe à côté de certaines choses. On a essayé de corriger cela par la suite. Décrire la morphologie des choses n’était pas satisfaisant. Il fallait trouver des outils qui permettent de décrire aussi la vie quotidienne, les mouvements des gens, de rendre compte de la sociologie, de la psychologie. Cependant, la psychologie d’une ville est lisible dans le monde physique, la ville est comme un psychogramme construit.

On pose la question du spécifique, par rapport au générique. Contrairement à d’autres architectes-urbanistes, nous ne pensons pas que la globalisation nous mène vers la ville générique. La ville va vers le spécifique. Mais pas dans le sens romantique, selon lequel chaque ville aurait une nature propre, existerait de façon autonome, dans un monde figé, différent des autres villes. Le spécifique, le monde concret d’une ville ou d’un tableau, montre des signes de maladie, dans un processus de sclérose. Bizarrement, sont mises en œuvre dans les villes des choses très comparables, mais chaque ville a ses propres qualités et ses propres maladies, qui constituent des paysages. La différence a toujours été perçue comme une qualité dans notre culture, notre culture est fondée sur la différenciation. Mais l’envers de la médaille, c’est la différenciation des déclins. À l’opposé, il y a le monde idéal, platonicien, dans lequel on serait libéré de la question de la différence, et donc de la question de l’autre, et de la vie humaine, de la ville, du tableau et de l’individu. Cette question devient vraiment intéressante si on remonte à la ville antique, romaine. Les villes étaient alors construites de manière quasiment identique, en termes de plan et de typologie des bâtiments. Mais toutes ont évolué de manière différente. Aujourd’hui, tu retrouves partout des Starbucks Coffee ou des MacDonald. Et malgré ces signes de la mondialisation, les villes évoluent différemment. Les villes, ou les habitants, réagissent différemment aux mêmes phénomènes, et notamment à celui de la mondialisation.

J.-F. C.: La spécificité dans l’évolution doit être distinguée de la différence comme trait distinctif dans un système. On demande aux artistes de produire des signes de distinction. C’est une fonction sociale de l’art, à laquelle il ne doit pas, cependant, se limiter. Un architecte qui ne travaillerait qu’à produire des signes distinctifs ne rentrerait jamais dans l’évolution des choses, dans ce qui produit les vraies différences.

J. H.: Je pense que beaucoup de nos collègues vivent dans l’impératif d’exister, d’être vus, et donc de produire des signes distinctifs. C’est une pression énorme, une vraie terreur. Ils peuvent créer de tels signes avec une certaine force, mais de plus en plus souvent c’est une différence dans le même, une caricature de différence. Cela crée des architectures caricaturalement égotistes.

J.-F. C.: Produire des différences qui ne se réduisent pas à une image de marque, cela suppose une grande attention aux processus, aux évolutions, mais aussi un travail sur soi-même. C’est manifestement ce que vous cherchez. C’est sensible dans le fonctionnement de l’agence.

J. H.: Pierre et moi étions très jeunes quand nous avons commencé à travailler ensemble. Nous avons pris l’habitude d’être deux. Cela crée déjà une certaine différence, d’intérêts, de caractères, etc. C’est peut-être la raison pour laquelle nous pouvons travailler avec des partenaires et leur donner une visibilité. Harry Gugger et Christine Binswanger nous ont rejoints il y a une quinzaine d’années, et plus récemment Ascan Mergenthaler, Robert Hösl, et maintenant Stefan Marbach. Nous sommes donc sept partenaires, ou plutôt: deux plus cinq, compte tenu que chacun a un rôle et une responsabilité spécifiques dans le développement des projets et dans l’organisation de l’agence. Nos partenaires ont chacun la responsabilité de certains projets, qu’ils suivent quotidiennement et pour lesquels ils organisent le travail des équipes. Notre rôle, à Pierre et à moi, est d’inspirer et d’accompagner tous les projets. C’est un rythme proche de l’université ou de l’école: nous voyons chaque équipe une fois par semaine ou tous les quinze jours. On ne fait pas de « thérapie de groupe », tous les partenaires ne se retrouvent pas pour le suivi de chacun des projets. Ce serait ridicule, mais surtout cela créerait une sorte de démocratie participative qui serait fausse: la création architecturale n’est pas démocratique, pas plus que la création artistique. En revanche, il est important de travailler avec des partenaires qui ont des options et des cultures distinctes. C’est un mode de fonctionnement qui garantit des différences à l’intérieur même de l’agence, davantage que si on travaillait d’une manière plus hiérarchique, avec des équipes invisibles, sans résistance… On attend des partenaires une certaine résistance. C’est difficile, mais cela fonctionne assez bien. Nos cinq partenaires sont tous des gens très doués qui pourraient facilement avoir leur propre agence.

Notre organisation à quatre, avec Harry et Christine, a fonctionné un certain temps, mais aujourd’hui ce ne serait plus possible. Nous formions un groupe de quatre « chefs », quasiment au même niveau, dirigeant une « armée ». À sept, le groupe est trop hétérogène pour continuer de fonctionner de cette façon, et près de deux cent personnes travaillent maintenant à l’agence. À sept, cela crée une concurrence plus intéressante pour Pierre et pour moi. C’est égoïste, et altruiste en même temps.

J.-F. C.: Vous retenez environ 3% des propositions qui vous sont faites. C’est très peu, cela implique des choix draconiens. J’ai discuté ces derniers jours avec plusieurs de vos collaborateurs, et on m’a dit que vous étudiez et que vous sélectionnez les propositions de manière collégiale. Mais pour qu’un projet soit retenu, il faut que Pierre ou toi approuviez ce choix.

J. H.: Nous devons avoir envie de travailler sur chacun des projets retenus, et d’y travailler dans le contexte des autres projets en cours. Notre travail, pour moi, c’est l’ensemble des projets. Je sais par exemple qu’il serait ridicule de faire trop de musées. C’est le contexte de l’agence qui permet de juger de l’intérêt des propositions qu’on reçoit. Comme un terroir ou un vin, un projet a un certain potentiel, qui dépend du client, du budget, du paysage, du programme, de la possibilité de transformer ce programme. On peut maintenant refuser des propositions, on essaie donc de retenir celles qui nous stimulent, qui ne nous laissent pas sans émotion. Avec les partenaires, on essaie de développer une culture de la discussion, des tables rondes, même si on ne multiplie pas les rencontres à sept, qui sont lassantes et prennent beaucoup de temps. Il est évident qu’on ne peut pas diriger une agence à sept, et c’est surtout Pierre qui dirige l’agence. On discute à sept des gens qui travaillent avec nous, du choix des projets, du recrutement de nouveaux collaborateurs, et de bien d’autres choses. Cela permet de sentir où sont les autres. Si on s’éloignait trop les uns des autres sur ces points, nos différences deviendraient insurmontables.

J.-F. C.: Cette méthode de distribution de l’idée d’auteur, divisée mais toujours appliquée à des objets spécifiques, forme une espèce de mosaïque. L’esprit créatif se diffracte, et tu es le pôle mobile.

J. H.: Ce pôle est bipolaire, c’est Pierre et moi. Pierre dirige l’agence, mais cela ne l’empêche pas de suivre les projets. Nous pensons différemment, mais on voit instantanément ensemble ce qui manque à un projet. Cela vient aussi de l’indépendance que nous conservons à l’égard de tous les projets en particulier: nous pouvons imaginer les projets, mais nous pouvons aussi les détruire, les attaquer, les transformer.

Comme des chercheurs ou des sportifs, les architectes ont parfois des baisses d’énergie. Idéalement, un partenaire apporte beaucoup à un projet, sans que Pierre ou moi n’ayons à intervenir, mais cela conduit parfois à une situation où les équipes se ferment à notre intervention. Parfois, certains essaient de pousser un projet jusqu’à un état d’invulnérabilité. C’est souvent un moment crucial qu’il faut surmonter. C’est là qu’il faut vraiment intervenir et rouvrir une perspective, ajouter une dimension ou même détruire tout ce qui avait été déjà développé. Il est parfois insupportable de voir un projet quasiment achevé, comme s’il était déjà construit et qu’on ne pouvait plus rien changer. L’architecte ne travaille pas de ses propres mains, et il arrive toujours un moment où il ne peut plus détruire ce qu’il a fait, tout recommencer à zéro. Beaucoup d’argent, beaucoup de personnes sont impliqués. Cette inertie est une menace, mais aussi une condition intéressante. Il est parfois difficile pour ceux qui travaillent tous les jours sur un projet de le voir attaqué. Ils ont tendance à le défendre. Je comprends ça très bien. Quand j’étais étudiant, j’étais très affecté quand le professeur détruisait mon projet. Je n’avais pas encore compris qu’il faut toujours créer une distance entre soi et l’œuvre pour lui donner une qualité autonome.

J.-F. C.: Hier, en arrivant, j’ai visité le Rehab. Juste après, dans l’agence, j’ai rencontré Christine Binswanger, et j’ai appris au cours de la discussion qu’elle est la petite fille de Ludwig Binswanger, le grand psychiatre. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement entre cette parenté et les qualités du bâtiment. Rehab est un lieu de souffrance. C’est aussi un lieu de vie extraordinaire. Jamais dans un hôpital je n’avais eu à ce point l’impression d’une souffrance surmontée, dans une perspective de retour à la vie. Christine dit qu’elle n’a pas lu les écrits de son grand-père, mais que pendant toute son enfance, dans la clinique qui était aussi la demeure familiale, elle a fait l’expérience de la coexistence avec les malades, qui étaient en l’occurrence des malades mentaux. Dans un projet comme celui-ci, quelle est la part de ce qu’apporte le partenaire, de la tradition de l’agence, et de vos interventions, à Pierre et à toi ?

J. H.: Le processus de conception de ce projet n’est pas différent des autres. Comme nous tous, Christine est en partie définie par sa biographie. La sienne est particulièrement intéressante et a marqué profondément sa manière d’évoluer dans le groupe. Christine est très sociale, et l’organisation de notre agence est, je pense, très proche de la grande « famille » dans laquelle elle a évolué enfant, dans la clinique de Binswanger.

Les malades accueillis au Rehab ne sont pas des handicapés mentaux, ils sont atteints physiquement. Ils ont vu d’un jour à l’autre leur monde se rétrécir énormément, leur espace physique est limité. On a essayé de comprendre, d’imaginer ce qui se passe quand, subitement, tes mouvements se trouvent à tel point réduits. Avec les boules transparentes qui éclairent les chambres par le plafond, nous avons essayé de concentrer le monde et la nature dans un petit espace, via les jeux de reflets. C’est comme un LSD architectural !

J.-F. C.: Il y a aussi une grande respiration. La concentration respire, comme chez Cézanne. On est ici devant le cas exemplaire d’une architecture qui ne peut être que spécifique, en termes de programme et de situation. L’architecture doit absorber tout le potentiel du lieu. La concentration respire parce que l’environnement immédiat est absorbé.

J. H.: Oui, il me semble que dans ce projet nous sommes allés assez loin. Le bâtiment joue le rôle d’un instrument qui redonne un mouvement, une liberté. La notion de liberté est très importante: pouvoir respirer, voir, bouger, et redévelopper une indépendance. Pouvoir découvrir le monde de nouveau. C’est une dimension archaïque de l’architecture. On revient aussi à l’art. Dieter Koepplin a parlé de prothèses à propos des œuvres de Beuys. Matthew Barney a hérité de cette conception des objets comme des prothèses qui permettent à l’homme, dans un monde fragmenté ou fracturé, de s’équiper de nouveau d’un certain potentiel.

J.-F. C.: Dans ce bâtiment, l’architecture est manifestement la construction d’un espace pour le corps. Mais une prothèse touche au corps, elle pallie à des manques organiques. À la différence de Matthew Barney, vous produisez de l’espace, de la lumière, une respiration, c’est-à-dire des éléments immatériels, qui ne peuvent pas remplacer le corps parce qu’ils ne sont pas de la même nature.

J. H.: C’est une autre stratégie pour assister l’être humain dans un monde fragmenté. L’artiste travaille dans ce monde, et toute œuvre, ou presque, participe de l’utopie d’un corps intégral. On essaie toujours d’atteindre, d’une manière différente, la même utopie. Par les jeux de réflexions lumineuses ou l’ouverture de perspectives visuelles, on essaie d’offrir aux malades du Rehab une mobilité, une liberté qu’ils n’ont plus.

J.-F. C.: Il y a dans votre travail une grande attention portée à la forme et à la séduction de la forme. Mais il y a aussi une dimension programmatique. Il me semble que beaucoup se joue dans ce rapport, au point qu’on a parfois le sentiment que la séduction de la forme est là pour vous permettre de convaincre le commanditaire et d’agir sur le programme.

J. H.: Ton approche est intéressante, notre travail est très souvent vu à l’inverse. Il y a des gens qui voient encore aujourd’hui notre travail comme un jeu formel sur l’enveloppe. Avec les projets à grande ou très grande échelle, la programmation est devenue importante et nous y travaillons très activement, par exemple pour le Forum 2004 à Barcelone.

Dans les petits projets, la séduction de la forme et le programme peuvent s’accorder facilement. Il y a un étroit dialogue avec le client. Dans les gros projets il y a un « brief » qui dicte tout ce qui devra être construit – un auditorium ou des galeries d’art ou un shopping mall ou tout à la fois – mais il manque l’idée de la ville, l’intégration dans la ville réelle, dans la vie sociale de la ville. C’est là qu’un travail sur la programmation, au-delà de ce qui a été prévu par le commanditaire, devient indispensable et souvent décisif pour le succès du bâtiment. Le bâtiment survivra dans la ville où il est construit (et l’architecte pourra continuer de travailler) si son intégration dans la ville est réussie.

Par exemple, à Barcelone, nous avons proposé de créer, sous le « rocher bleu » du Forum 2004, une chapelle pour les mariages, un marché, des bars et une fontaine. Le bâtiment a dû être édifié très vite et cette programmation ne se met en place que maintenant, deux ans après l’ouverture. Pour l’avenir du site, c’est essentiel. Ce bâtiment aura alors tout pour fonctionner, il pourra devenir un élément central et iconique dans le puzzle urbain de Barcelone.

La séduction de la forme est très importante. Elle fait appel à tous les sens, elle permet de rendre la perception plus intense. Le bâtiment iconique acquiert ainsi la qualité de « permanence » du monument, qu’a décrite Aldo Rossi.

J.-F. C.: Il faut ajouter que l’évolution programmatique et la réappropriation du bâtiment sont facilitées quand un investissement collectif a déterminé le premier rapport entre forme et fonction. Cet investissement collectif tend à disparaître dans des programmes qui favorisent l’effet d’image. Dans ce cas, on a du mal à imaginer une réappropriation, même si la programmation a été très efficace, parce qu’elle était trop centrée sur l’image.

J. H.: Prenons l’exemple du stade de Pékin. On aurait pu concevoir une peau qui soit une simple décoration. Il y aurait eu un dedans et un dehors, et rien entre les deux. Dehors, la ville, et dedans, le stade et le spectacle sportif. Nous avons concentré notre attention sur la zone intermédiaire. Nous avons créé une structure en profondeur, que nous comparons avec l’espace sous la Tour Eiffel. Les Chinois aiment beaucoup l’espace public, et je crois qu’ils vont apprécier cet espace, qu’ils vont l’utiliser. Il est probable que ce stade olympique, plus que d’autres dans le passé, pourra continuer de vivre après les Jeux. Bien sûr, l’intérieur devra être reprogrammé. Cela dépend largement des activités qui y seront organisées, concerts pop ou autres. Pour nous, c’est une zone ouverte, qui peut être utilisée comme une place semi-couverte. Tout se joue dans la couche entre le lieu hautement fonctionnel qu’est l’intérieur du stade et la ville.

J.-F. C.: On vous a parfois reproché de privilégier la surface. Mais l’effet de séduction que vous cherchez joue également dans le traitement de la lumière, de l’espace, et de bien d’autres facteurs. Dans le cas du centre commercial de Munich, les Fünf Höfe, vous avez composé avec une qualité, disons, glamour, appelée par la nature même du projet. Nous pourrions discuter des détails. Je ne suis pas entièrement convaincu par l’effet du jardin renversé. Le café à l’italienne est très séduisant. Dans tous ces détails, je retrouve votre savoir-faire, mais leur accumulation me dérange et brouille plutôt ce qui me paraît être la force du projet, son intégration urbaine. Comment vois-tu, dans ce cas, le rapport entre l’effet de séduction et le travail sur le programme?

J. H.: Je ne sais pas exactement ce qu’est le glamour dans ce contexte. Je vais essayer de t’expliquer ce qu’on a cherché à faire. Les Fünf Höfe sont dans un quartier très construit, et on a travaillé avec de l’existant, ancien ou plus récent. On a essayé d’inventer un modèle européen pour le shopping mall. Le shopping mall est un espace intérieur clos, climatisé, dans lequel tu passes d’un magasin à l’autre, d’une enseigne à l’autre, sans changement de température ou de qualité de l’air. Nous avons voulu y infuser des éléments de la nature: la pluie, le soleil, la neige. Chacune des cours est différente, les couleurs et même les odeurs diffèrent. Il s’agissait d’attirer l’attention des passants sur le lieu dans lequel ils se trouvent, au-delà du centre commercial; de ne pas les laisser se détacher du sol et évoluer dans un univers purement commercial, dirigé par les marchandises. Dans certains endroits, il pleut à l’intérieur. On a effectivement utilisé des moyens de séduction, en jouant aussi sur les surfaces, mais dans la perspective d’une expérience physique. Par exemple, la cour avec les parois de cuivre perforé.

J.-F. C.: Le travail sur les échelles est très convaincant. Dans le hall conçu par un autre architecte, l’échelle n’est pas bonne. Le changement d’échelle que vous avez produit entre l’arrière et l’avant est très intéressant. Tout cela participe d’une inscription urbaine. Mais le détail peut devenir un obstacle à l’expérience urbaine, quand on voit une accumulation de détails plus que leur intégration dans une perception globale. Il est vrai que dans le cas d’un centre commercial, il est particulièrement difficile de donner le primat à une perception globale, car on est déjà dans un espace surchargé de détails, avec une multiplication d’objets qui doivent attirer le regard et séduire.

J. H.: Le centre commercial des Fünf Höfe n’est pas un nouvel objet, il s’est glissé dans de l’existant; toutes les façades étaient données, sauf une. C’est un processus spatial qui se déroule de l’extérieur vers l’intérieur. C’est une pensée spatiale, et je ne saurais pas aujourd’hui comment faire mieux ou différemment. Quand on se promène dans le centre commercial, on n’a pas de perception unitaire. Ce n’est pas un ensemble en soi. Ce sont des cours dans un ensemble préexistant de bâtiments, eux-mêmes très différents. C’est l’inverse de Prada Tokyo, qui est un projet presque monolithique et cohérent. Fünf Höfe n’est pas cohérent, les détails changent selon les thèmes des différentes cours. Mais il y a une idée d’ensemble. Ce n’est pas un modèle classiciste, c’est plutôt une typologie médiévale revue par les modèles de reconstruction de l’après-guerre. Nous avons privilégié la diversité des lieux. Nous avons été très intéressés par le système de cours caractéristique de Munich, importé d’Italie au dix-neuvième siècle et revu dans les années 1950. Il correspond à la fierté bavaroise d’une ville du Nord inspirée par le Sud. Ce projet s’inscrit dans la continuité de la diversité architecturale de la ville.

J.-F. C.: Cela nous mène à un autre point: la relation entre ornement, structure et espace. Vous travaillez sur des projets spécifiques, en évitant de produire une image de marque. Mais on peut discerner des lignes dominantes dans votre recherche. La première serait le rapport entre ornement et structure, mais structure en profondeur, donc espace. Quand on pose ce rapport, on ne pense plus seulement à la façade, mais à la profondeur du bâtiment. C’est particulièrement sensible dans quelques projets récents. À quel moment de votre recherche est apparu, selon toi, ce rapport ornement/structure/espace ?

J. H.: Nos premières commandes ne nous permettaient pas encore d’agir sur le programme et de définir comme nous l’entendions la structure, l’espace intérieur, l’ornement, la programmation. Nous étions plus limités, au niveau des commandes, mais aussi dans nos instruments. Pour l’entrepôt Ricola, par exemple, nous n’avions pas vraiment accès à l’intérieur: un entrepôt entièrement automatisé. Mais nous avons découvert l’incroyable qualité du site, et nous avons compris que nous pouvions inventer un nouvel espace à l’extérieur, entre le rocher et le bâtiment. Nous avons toujours essayé, d’une manière ou d’une autre, de créer un rapport entre espace et peau. Au début, on se préoccupait moins de la structure. Dans le cas de l’entrepôt Ricola, il y a un rapport d’analogie structurelle entre la stratification apparente du rocher et celle de la façade du bâtiment. Certains bâtiments, comme Prada à Tokyo, le stade de Pékin, ou le Centre de flamenco de Jerez, mettent en œuvre l’idée que la peau crée une unité, et qu’elle a une profondeur. Mais nous n’avons jamais cherché délibérément cette unité, elle s’est imposée au cours de notre travail, comme un moyen d’intégration des différentes composantes du projet. À défaut de cette unité, qui n’existe pas vraiment dans l’architecture contemporaine, tu crées des architectures pop, sur lesquelles tu plaques une décoration, comme un papier peint.

Quand l’ornement et la structure deviennent une seule chose, bizarrement, cela crée un nouveau sentiment de liberté. Tout à coup, il n’y a plus à s’expliquer ou à s’excuser d’avoir créé telle ou telle décoration: elle est une structure, un espace. En réalité, je ne m’intéresse particulièrement ni à la structure, ni à l’ornement, ni à l’espace en tant que tels. Cela devient intéressant quand on rassemble tous ces éléments en une seule chose, et si on peut en faire l’expérience, en traversant le bâtiment, en le pratiquant. Nous essayons de répondre à des questions et des antithèses simples et presque archaïques: haut/bas, ouvert/fermé, loin/proche, sombre/clair. Finalement, nous préférons ne pas parler d’ornement, de structure, ou d’espace. Ce sont des termes techniques, que nous avons appris, mais auxquels nous n’accordons pas de valeur. En les intégrant dans un ensemble, on les élimine plus facilement.

J.-F. C.: Pour la tour Prada, à Tokyo, vous allez jusqu’à rendre l’ornementation portante. Vous distinguez l’ornement de la décoration. L’ornement n’est pas en plus, il s’identifie à la production des formes. On retrouve le thème des formes ornementales de la nature, que tu avais énoncé il y a vingt ans dans un texte théorique, Die verborgene Geometrie der Natur [La géométrie cachée de la nature] et que l’on trouve par exemple chez Karl Blossfeldt, dont vous avez utilisé des photographies. L’ornement fait partie d’une autogenèse des formes, ce qui est très différent de la décoration. Cette dimension ornementale a une autre vertu, elle est expansive: elle déborde le cadre de la décoration, de la structure décorée.

J. H.: Le recours à l’ornement nous évite de chercher une forme en tant que telle: elle arrive toute seule, à travers l’ornement, qu’il soit géométrique ou organique. C’est un processus derrière lequel on peut disparaître un peu en tant que « créateur ». Nous avons aussi réfléchi à ce type de processus avec Rémy Zaugg. Nous n’aimons pas particulièrement les formes rectangulaires, mais dans le monde rationnel et fonctionnel qui s’est développé au cours du vingtième siècle, ce sont les formes prédominantes. En introduisant un ornement, comme le graffiti pervers à Jerez, on peut le faire jouer à la façon d’un code génétique, et il crée alors des choses intéressantes. De même, le pavillon exposé actuellement dans le jardin de la Fondation Beyeler résulte d’une expérimentation tridimensionnelle de l’ornement. Rassembler en une seule entité ce qu’on appelle l’ornement, la structure et l’espace nous rapproche effectivement du mode de création de la nature. Mais combien avant nous, combien d’artistes (je pense par exemple à Gerhard Richter) ont été à la fois fascinés et frustrés par cette question du processus de création naturelle!

En même temps, je ne suis pas contre la décoration. Je suis même assez attiré par le kitsch, y compris par les choses mal faites, les décors de séries B, le pastiche, etc. Bien sûr, on ne peut pas fonder là-dessus une démarche de création architecturale, mais retrouver des éléments de ce type dans un bâtiment peut être intéressant, notamment dans le traitement des surfaces. Un papier peint, un tissu mural, peuvent aider à « fermer un espace », à lui donner une intimité.

J.-F. C.: Chez Matisse, il y a les deux, ornement et décoration. Mais l’ornement domine.

J. H.: Chez Matisse nous a fascinés la manière dont il utilise l’ornement, qui lui permet de détruire la perspective et la forme, et nous avons décidé de transposer cela dans l’architecture. La photographie que Thomas Ruff a faite de la bibliothèque à Eberswalde aplatit le bâtiment, le fait apparaître comme une découpe rectangulaire, alors qu’en réalité, l’ornement altère la forme.

J.-F. C.: L’ornement est expansif, il excède les limites. Comme l’herbe, il se diffuse, ne veut pas être limité, il est envahissant. L’ornement est barbare. Les grandes cultures ornementales sont les cultures barbares, et l’Islam.

J. H.: L’architecture musulmane utilise l’ornement pour masquer la surface nue. Comme les protestants, les musulmans considèrent que le divin est dans la surface nue, pas dans l’ornement. C’est l’inverse dans les cultures catholique et orthodoxe. Je suis né dans une culture protestante et j’ai toujours admiré l’utilisation de l’image et de la décoration dans l’orthodoxie russe et grecque. Plus tard, comme architectes, nous avons découvert le potentiel de la décoration comme outil pour détruire la forme « valable ». Nous avons du mal à considérer que telle ou telle forme que nous allons donner à un bâtiment est valable en tant que telle. Nous avons du mal à dire: « voilà la forme que je veux, sans aucun doute ». L’ornement nous a souvent aidés à surmonter cet obstacle de la forme. Quand nous avons découvert l’architecture arabe, nous avons tout de suite compris que c’était un moyen de ne pas exposer la forme. L’ornement permet d’introduire le doute.

J.-F. C.: Il faudrait revenir sur Adolphe Loos, car certains enjeux de sa pensée me paraissent actuels. Par exemple, l’articulation de l’ornement et du sacré. Loos n’est pas contre l’ornement en lui-même, il est contre un ornement éclectique, profane, bourgeois, gemütlich… Son propos est dandy, aristocratique, anti-bourgeois, sans être révolutionnaire. Il veut remettre l’ornement en relation avec la nature et le sacré. Si l’ornement se distingue de la décoration, au sens bourgeois du terme, c’est par une violence, qui peut être apparentée au sacré. Le sacré, là où il intervient, produit une violence, il est une ouverture, il casse les délimitations et en crée d’autres.

J. H.: Je suis d’accord sur le principe, mais il faudrait s’entendre sur ce que recouvre ce terme. Si on le traduit par l’allemand Erhaben [le sublime], on retrouve Heidegger et Barnett Newman. Cette dimension ne nous intéresse pas, l’idée de sublime est devenue un peu ridicule. Pour pouvoir travailler avec le sacré [das Heilige], il faut retrouver une sensibilité plus accessible, ou plus simple. Très peu d’architectures, quand tu les visites, éveillent en toi une sensation vitale, modifient ta façon de percevoir, t’impressionnent au point que tu t’arrêtes. C’est d’ailleurs ainsi que Loos définit l’architecture . On peut éprouver cette sensation quand on visite le couvent de la Tourette, ou la cathédrale de Chartres. Idéalement, nous cherchons à produire un choc de ce type, à détruire l’état de léthargie dans laquelle l’architecture est généralement perçue, et qui correspond aux automatismes de la vie quotidienne.

Ce qui peut rester du religieux, c’est de sentir qu’on est vivant, qu’on a compris ou plutôt perçu quelque chose, c’est l’expérience d’un lieu où l’on peut trouver un nouvel élan à partir d’un recueillement en soi-même. C’est la même expérience que face à un tableau, quand tout à coup on le perçoit vraiment. Plutôt qu’une religiosité, c’est cette intensité que l’on peut atteindre en architecture, et c’est notre plus grand défi.

J.-F. C.: Vous travaillez dans l’ambiguïté. Vous cherchez l’unité, le rassemblement, une forme de permanence. Mais vous devez composer avec des situations contradictoires et vous intégrez ces contradictions, vous les interprétez, vous introduisez le doute. Robert Venturi se référait aux travaux de William Empson sur la poésie [Seven Types of Ambiguity, 1930]. Je ne sais pas sur quoi s’appuie votre redéfinition de l’ambiguïté en architecture, mais je la constate. Je pense par exemple aux postes d’aiguillage de Bâle. Quand je suis devant l’un d’eux, ce n’est pas un objet hiératique, ce n’est pas un monolithe: la complexité ornementale du revêtement empêche cet effet. Ce n’est pas non plus l’inscription du lieu, on n’est pas dans la mystique du lieu. Ce n’est pas non plus une image: l’inscription dans un environnement empêche de le voir comme une image abstraite. Vous avez travaillé l’ambiguïté: le bâtiment conjugue, sans les annuler, des qualités qui se contredisent les unes les autres.

J. H.: Cette question concerne l’aspect psychologique de l’architecture plutôt que son aspect physique. Je pense que nous devons être toujours prêts à tout quitter, à tout questionner. En même temps, nous sommes personnellement très attachés aux rites, aux habitudes, à la régularité des actes sans cesse répétés. Le paradoxe est un principe, pas seulement pour la création, mais aussi pour la vie. Toutes les choses intéressantes sont doubles, contradictoires, sinon elles n’existent pas, c’est presque une catégorie ontologique. De nouveau, comme avec l’ornement, ces contradictions se résoudront peut-être finalement dans un seul objet. Mais une chose doit toujours être en même temps autre chose. Ce n’est pas dialectique, cela permet de générer de nouveaux projets, un peu dans tous les sens. On retrouve ici le modèle de l’œuvre d’art: on constitue un langage, mais ce n’est pas une équation mathématique. Nous ne cherchons pas vraiment à travailler de cette manière, c’est une sorte de réflexe, ou un processus. Je ne peux pas l’expliquer. Mais je peux dire que je suis presque effrayé à l’idée de construire des bâtiments univoques. Comme une porte ouverte ou fermée, ou comme une publicité.

J.-F. C.: En reprenant le titre d’une pièce d’Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Duchamp avait conçu une porte qui était toujours à la fois ouverte et fermée.

J. H.: Il prend la chose la plus évidente pour rendre visible le système du paradoxe. C’est exactement ce que je voulais dire.

J.-F. C.: L’ambiguïté définit la poésie, alors que le paradoxe est logique. L’autre avantage de l’ambiguïté est qu’elle est très proche, en psychologie, de l’ambivalence: l’amour-haine, la contradiction des sentiments. Tu viens de définir une attitude, un ressort psychologique. D’autre part, l’ambiguïté a un potentiel critique dans un monde où domine le critère d’efficacité, lié soit à la communication, soit à une norme pop ou, plus précisément, sémiologique-pop. Dans votre cas, cette dimension poétique et critique me semble particulièrement importante, parce que vous n’avez cessé de travailler sur les effets de surface, sur l’image, qui sont des caractères essentiels de la norme pop. Vous introduisez dans cette norme un effet de brouillage et une contradiction, en repensant le lieu, l’urbain, les formes naturelles et la psychologie des matériaux.

Il me semble que le changement d’échelle de votre travail vous oblige à définir plus systématiquement ce que vous avez toujours fait. Vous avez toujours travaillé avec l’ambiguïté. Ce n’est ni un style, ni une image de marque, c’est plutôt une méthode.

J. H.: Mais il est impossible d’adopter consciemment cette méthode. Le résultat serait catastrophique. Je n’ai jamais pensé en termes de catégories, je n’ai jamais essayé de classer nos projets. Je commence à m’intéresser à cette idée. Mais l’ambiguïté n’est pas une catégorie.

J.-F. C.: Tu as fait allusion à la théorie du monument de Rossi. Une alternative au monument est le territoire. Derrière les notions de lieu, d’espace urbain, il y a la ville, apparentée à l’œuvre, mais il y a aussi le territoire. Le territoire est une notion géographique, et non artistique. En architecture, le rapport intérieur/extérieur permet de retravailler le rapport privé/public, de produire une intimité territoriale qui se distingue de l’intimité domestique sans se rattacher nécessairement à une conception normative de l’espace public. Il me semble que vous pensez le monument à partir de l’intimité territoriale.

J. H.: Le stade de Pékin est un monument, au sens presque classique du terme. Le Forum de Barcelone a été conçu comme un élément monumental pour établir le contact entre la ville, l’avenue Diagonal et la mer. Dans les deux cas, nous devions créer des points de repère. Depuis la Tate Modern, Herzog & de Meuron reçoivent des commandes à l’échelle globale. Cela s’accompagne de nouvelles responsabilités vis-à-vis de l’architecture et de la ville. Contrairement à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne, il n’y a pas vraiment de culture du monument en Suisse, de même qu’en Belgique et en Hollande. Mais, dans les villes des pays en développement rapide (la Chine, la Russie, le monde musulman), et qui n’ont pas la même base démocratique que les pays européens, les monuments sont nécessaires pour éviter le chaos. Le monument est une notion historique à redéfinir. De même que chaque projet pose la question de la possibilité même de l’architecture, il n’y a pas de réponse a priori à la question du monument. La qualité iconique est indispensable à l’architecture. Si un bâtiment n’a pas cette qualité, il est raté. Mais cela ne suffit pas. Il n’y a pas aujourd’hui de tradition ou de norme qui garantisse cette qualité, comme par exemple la colonnade a pu caractériser le monument.

Le monument, tel que nous le concevons à l’agence, appelle l’anti-monumental. À Pékin, par exemple, nous essayons d’insérer un espace intime au milieu de l’espace public. À Barcelone, une contradiction similaire est produite par l’espace couvert créé sous le bâtiment. Dans les deux cas, des éléments d’intimité aident à dé-monumentaliser des monuments qui risquaient de devenir trop héroïques. Mais à San Francisco, pour le musée de Young, nous avons procédé à l’inverse. La monumentalisation du bâtiment, grâce à la grande tour, nous paraissait très importante pour marquer le rôle socio-culturel et urbanistique de l’institution, à la charnière de la ville et du Golden Gate Park. Il y a eu un débat très animé, où Pierre a mis toute son énergie à défendre l’existence de cette tour. Nous avons dit au client que la tour de l’ancien bâtiment avait permis au musée de devenir un symbole pour la ville. Mais pour nous, c’était beaucoup plus simple: le bâtiment aurait été invisible si aucun élément n’avait émergé des arbres. Le musée aurait été une architecture purement intérieure. La tour est un élément intéressant de l’extérieur, mais elle permet aussi de voir la ville depuis le musée, comme une grande fenêtre.

J.-F. C.: Dans le cas du Walker Art Center, la dimension territoriale est plus limitée, moins spectaculaire. Le bâtiment est moins sensuel, mais il a une grande présence urbaine. Il prolonge l’ancien bâtiment aveugle, hermétique, de Edward Larrabee Barnes et le remet dans la ville, dans la rue.

J. H.: Nous avons effectivement replacé le bâtiment dans la rue. Dans les grandes villes américaines, la rue ne définit pas la ville et l’expérience urbaine autant qu’en Europe. On a traité le rapport à la rue à l’européenne. Un arrêt de bus a été créé. Cela paraît incroyable. C’est une petite révolution dans la conception du territoire urbain aux États-Unis. Mais le travail n’est pas terminé. Le parc sera réalisé quand le Guthrie Theater aura été détruit. Nous avons voulu non seulement ancrer le bâtiment d’une manière différente dans la ville, mais aussi le définir par rapport à la nature qui a disparu. C’est très zauggien, ces projets qui évoquent la nature disparue. On reconstruit la prairie, et on tente de cette façon de réintégrer dans l’ensemble le parc de sculpture existant, un peu ridicule en l’état. C’est d’ailleurs ce que souhaitait Barnes, avec son bâtiment fermé sur lui-même, autiste. La construction du Guthrie a tout brouillé. Le nouveau parc permettra de reconstruire une situation dans laquelle l’architecture de Barnes retrouvera son autonomie.

J.-F. C.: La partie la plus sculpturale du bâtiment est l’auditorium. On retrouve une profondeur, une épaisseur, qui contrastent avec une certaine austérité générale du bâtiment.

J. H.: De nombreuses personnes ont très mal reçu ce développement, cette exubérance de l’ornementation, ils ont pensé qu’on était devenus fous, qu’on sombrait dans le commercial. En réalité, l’ornementation de l’intérieur de l’auditorium se prolonge dans le garage et même dans le futur parc – et vice versa.

J.-F. C.: Nous avons parlé du sacré. Viser aujourd’hui une restauration du sacré dans l’architecture est dangereux, et sans doute impossible. Mais le sacré peut être un horizon, à condition de le penser en relation avec le quotidien. C’est d’ailleurs une tradition moderne. D’autre part, le sacré a été souvent associé au lieu, chez Loos, chez Barnett Newman. Cette association est aujourd’hui difficile.

J. H.: Le sacré a un potentiel critique, parce que c’est un tabou de l’architecture actuelle. La critique doit comporter un questionnement sur ce qui est censé ne plus faire partie de l’architecture, sur ce qui en a été exclu. L’architecture est en danger aujourd’hui: hormis les bâtiments hyper-visibles réalisés par les quelques architectes du star system, une grande partie des bâtiments actuels ne sont pas construits par des architectes. Si ces architectes « stars » ne sont plus capables de questionner inlassablement les limites de l’architecture, de reconstruire des choses qu’on a oubliées ou perdues, pour redonner à l’architecture une qualité, y compris et avant tout dans la vie quotidienne, alors l’architecture est finie. Il ne faut pas oublier que son existence n’est pas du tout garantie.

J.-F. C.: Le corps socialisé est fragmenté. Essayer de donner une place à un corps intégral est une entreprise de restauration utopique. La redéfinition de l’utopie par la visée du corps intégral permet d’éviter de renvoyer constamment l’utopie à une société idéale. C’est un élément constitutif du premier marxisme romantique-utopique, qui opposait l’émancipation individuelle et sociale à un état d’aliénation. L’utopie se définit alors du côté du corps, du côté du psychique, plutôt que du côté d’une société idéale qui absorberait les individus.

J. H.: L’architecture ne peut pas répondre à ces grandes questions, dans ce domaine elle est nulle. Toutefois, comme je le disais, elle est l’endroit où se constitue et se mesure l’intégralité de notre perception. Aucune autre discipline ne nécessite à ce point la totalité des sens. Nous n’avons cessé de travailler à reconstruire le corps intégral, par exemple en Californie, dans le projet pour Christian et Cherise Moueix. Dans le chai Dominus, tu as l’expérience du climat, de la chaleur. Tu es à la fois dehors et dedans, et tu n’es pas exposé à la chaleur nue, grâce à la filtration du mur de pierres. C’est un peu comme dans une cathédrale.

J.-F. C.: Dans l’art du vingtième siècle, le sacré, que tu viens encore d’évoquer, s’est exprimé souvent dans une recherche de réduction et d’abstraction, qui reprend une visée très ancienne de dématérialisation, de spiritualisation de la matière.

J. H.: Ad Reinhardt a cherchĂ© toute sa vie le noir le plus noir. Ce qui m’a passionnĂ© dans cette tentative, ce qui me fascine dans l’art, c’est la qualitĂ© extrĂŞmement physique d’œuvres qui avaient Ă©tĂ© produites dans la perspective de se dĂ©faire de la dimension physique. On voit un effort et son Ă©chec. Mais le plus important est l’effort. Cette Ă©nergie crĂ©ative, cette sorte de folie est très sensible, physiquement, dans les Ĺ“uvres.